St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.
Charles Baudelaire 18211867
305. Un Voyage à Cythère
M
Et planait librement à l’entour des cordages;
Le navire roulait sous un ciel sans nuages,
Comme un ange enivré du soleil radieux.
Quelle est cette île triste et noire?—C’est Cythère,
Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,
Eldorado banal de tous les vieux garçons.
Regardez, après tout, c’est une pauvre terre.
De l’antique V?énus le superbe fantôme
Au-dessus de tes mers plane comme un arome,
Et charge les esprits d’amour et de langueur.
Vénérée à jamais par toute nation,
Ougrave; les soupirs des cœurs en adoration
Roulent comme l’encens sur un jardin de roses,
—Cythère n’était plus qu’un terrain des plus maigres,
Un désert rocailleux troublé par des cris aigres.
J’entrevoyais pourtant un objet singulier!
Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,
Allait, le corps buûlé de secrètes chaleurs,
Entre-bâillant sa robe aux brises passageéres;
Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches.
Nous vîmes que c’était un gibet à trois branches,
Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.
Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,
Chacun plantant, comme un outil, son bec impur
Dans tous les coins saignants de cette pourriture;
Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,
Et ses bourreaux, gorgés de hideuses délices,
L’avaient à coups de bec absolument châtreé.
Le museau relevé, tournoyait et rôdait;
Une plus grande bête au milieu s’agitait
Comme un exécuteur entouré de ses aides.
Silencieusement tu souffrais ces insultes,
En expiation de tes infâmes cultes,
Et des péchés qui t’ont interdit le tombeau.
Je sentis, à l’aspect de tes membres flottants,
Comme un vomissement, remonter vers mes dents
Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes.
J’ai senti tous les becs et toutes les mâchoires
Des corbeaux lancinants et des panthères noires
Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.
Pour moi tout était noir et sanglant désormais,
Hélas! et j’avais, comme en un suaire épais,
Le cœ’ur enseveli dans cette allégorie.
Qu’un gibet symbolique où pendait mon image…
—Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût!