St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.
Alphonse de Lamartine 17901869
225. La Cloche du village
Épand comme un soupir sa voix sur la vallée,
Voix qu’arrête si près le bois ou le ravin;
Quand la main d’un enfant qui balance cette urne
En verse à sons pieux dans la brise nocturne
Ce que la terre a de divin;
S’envole au vent d’airain qui fait trembler sa tente,
Et de l’étang ridé vient effleurer les bords,
Ou qu’à la fin du fil qui chargeait sa quenouille
La veuve du village à ce bruit s’agenouille
Pour donner leur aumône aux morts:
Ce n’est pas la gaîté du jour qui vient d’éclore,
Ce n’est pas le regret du jour qui va finir,
Ce n’est pas le tableau de mes fraîches années
Croissant sur ces coteaux parmi ces fleurs fanées
Qu’effeuille encor mon souvenir;
Ni ces premiers élans du jeu de mes organes,
Ni mes pas égarés sur ces rudes sommets,
Ni ces grands cris de joie en aspirant vos vagues,
O brises du matin pleines de saveurs vagues
Et qu’on croit n’épuiser jamais!
Pliant son cou soyeux sous ma main aguerrie
Et mêlant sa crinière à mes beaux cheveux blonds,
Quand, le sol sous ses pieds sonnant comme une enclume,
Sa croupe m’emportait et que sa blanche écume,
Argentait l’herbe des vallons!
Au mois où du printemps la sève qui circule
Fait fleurir la pensée et verdir le buisson,
Quand l’ombre ou seulement les jeunes voix lointaines
Des vierges rapportant leurs cruches des fontaines
Laissaient sur ma tempe un frisson.
Premier bouillonnement de l’onde intérieure,
Voix du cœur qui chantait en s’éveillant en moi,
Mélodieux murmure embaumé d’ambroisie
Qui fait rendre à sa source un vent de poésie!…
O gloire, c’est encor moins toi!
Avec le chaume vide, avec la feuille morte,
Avec la renommée, écho vide et moqueur!
Ces herbes du sentier sont des plantes divines
Qui parfument les pieds, oui, mais dont les racines
Ne s’enfoncent pas dans le cœur!
Que la haine empoisonne ou que l’envie effeuille,
Dont vingt fois sous les mains la couronne se rompt,
Qui donnent à la vie un moment de vertige,
Mais dont la fleur d’emprunt ne tient pas à la tige,
Et qui sèche en tombant du front.
Sonnait le désespoir après le glas d’alarmes,
Où deux cercueils passant sous les coteaux en deuil,
Et bercés sur des cœurs par des sanglots de femmes,
Dans un double sépulcre enfermèrent trois âmes
Et m’oublièrent sur le seuil!
O cloche, tu pleuras comme je pleure encore,
Imitant de nos cœurs le sanglot étouffant;
L’air, le ciel, résonnaient de ta complainte amère,
Comme si chaque étoile avait perdu sa mère,
Et chaque brise son enfant!
Dans ma mémoire en deuil à ma peine est unie,
Où ton timbre et mon cœur n’eurent qu’un même son,
Oui, ton bronze sonore et trempé dans la flamme
Me semble, quand il pleure, un morceau de mon âme
Qu’un ange frappe à l’unisson!
Ton glas est un ami qu’attendent mes oreilles;
Entre la voix des tours je démêle ta voix;
Et ta vibration encore en moi résonne,
Quand l’insensible bruit qu’un moucheron bourdonne
Te couvre déjà sous les bois!
Que l’air profond des nuits roule de vague en vague,
Ah! c’est moi, pour moi seul, là-haut retentissant!
Je sais ce qu’il me dit, il sait ce que je pense,
Et le vent qui l’ignore, à travers ce silence,
M’apporte un sympathique accent.’
Avant de m’arriver au cœur de fibre en fibre,
A frémi sur la dalle où tout mon passé dort;
Du timbre du vieux dôme il garde quelque chose:
La pierre du sépulcre où mon amour repose
Sonne aussi dans ce doux accord!’
Au branle de l’airain secrèment bercée,
Aime sa voix mystique et fidèle au trépas,
Si dè le premier son qui gémit sous sa voûte
Sur un pied suspendu je m’arrête, et j’écoute
Ce que la mort me dit tout bas.
Que la terre inventa pour mieux crier ses peines,
Chante! des cœurs brisés le timbre est encor beau!
Que ton gémissement donne une âme à la pierre,
Des larmes aux yeux secs, un signe à la prière,
Une mélodie au tombeau!
Le peu qui doit rester ici de ma poussière;
Après tant de soupirs que mon sein lance ailleurs,
Quand des pleureurs gagés, froide et banale escorte,
Déposeront mon corps endormi sous la porte
Qui mène à des soleils meilleurs,
Des sanglots de l’airain, oh! n’attriste personne,
Ne va pas mendier des pleurs à l’horizon;
Mais prends ta voix de fête, et sonne sur ma tombe
Avec le bruit joyeux d’une chaîne qui tombe
Au seuil libre d’une prison!
Qui, s’élevant du chaume où la bise la fouette,
Dresse à l’aube du jour son vol mélodieux,
Et gazouille ce chant qui fait taire d’envie
Ses rivaux attachés aux ronces de la vie,
Et qui se perd au fond des cieux!