St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.
André Chénier 17621794
213. Saint-Lazare
C
Animent la fin d’un beau jour,
Au pied de l’échafaud j’essaye encor ma lyre;
Peut-être est-ce bientôt mon tour;
Peut-être, avant que l’heure en cercle promenée
Ait posé sur l’émail brillant,
Dans les soixante pas où sa route est bornée,
Son pied sonore et vigilant,
Le sommeil du tombeau pressera ma paupière!
Avant que de ses deux moitiés
Ce vers que je commence ait atteint la dernière,
Peut-être en ces murs effrayés
Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
Escorté d’infâmes soldats,
Remplissant de mon nom ces longs corridors sombres,
Où, seul, dans la foule à grands pas
J’erre, aiguisant ces dards persécuteurs du crime,
Du juste trop faibles soutiens,
Sur mes lèvres soudain va suspendre la rime;
Et, chargeant mes bras de liens,
Me traîner, amassant en foule à mon passage
Mes tristes compagnons reclus,
Qui me connaissaient tous avant l’affreux message,
Mais qui ne me connaissent plus.
De mâle constance et d’honneur
Quels exemples sacrés, doux à l’âme du juste,
Pour luio quelle ombre de bonheur,
Quelle Thémis terrible aux têtes criminelles,
Quels pleurs d’une noble pitié
Des antiques bienfaits quels souvenirs fidèles,
Quels beaux échanges d’amitié,
Font digne de regrets l’habitacle des hommes?
La Peur blême et louche est leur dieu.
Le désespoir … la feinte! Ah! lâches que nous sommes,
Tous, oui, tous. Adieu, terre, adieu.
Vienne, vienne la mort! Que la mort me délivre!
Ainsi donc, mon cœur abattu
Cède au poids de ses maux? Non, non puissé-je vivre!
Ma vie importe à la vertu:
Car l’honnête homme enfin, victime de l’outrage,
Dans les cachots, près du cercueil,
Relève plus altiers son front et son langage
Brillants d’un généreux orgueil.
S’il est eécrit aux cieux que jamais une épée
N’étincellera dans mes mains,
Dans l’encre et l’amertume une autre arme trempée
Peut encor servir les humains.
Justice, vérité, si ma bouche sincére,
Si mes pensers les plus secrets
Ne froncérent jamais votre Sourcil Sévère,
Et si les infâmes progrès,
Si la risée atroce ou (Plus atroce injure!)
L’encens de hideux scélérats
Ont pénétré vos cœurs d’une longue blessure,
Sauvez-moi; conservez un bras
Mourir Sans vider mon carquois!
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois,
Ces vers cadavéreux de la France asservie,
Égorgée!… O mon cher trésor,
O ma plume! Fiel, bile, horreur, dieux de ma vie!
Par vous seuls je respire encor,
Comme la poix brûlante agitée en ses veines
Ressuscite un flambeau mourant.
Je sourffre, mais je vis. Par vous, loin de mes peines,
D’espérance un vaste torrent
Me transporte. Sans vous, comme un poison livide,
L’invincible dent du chagrin,
Mes amis opprimés, du menteur homicide
Les succès, le sceptre d’airain,
Des bons proscrits par lui la mort ou la ruine,
L’opprobre de subir sa loi,
Tout eût tari ma vie, ou contre ma poitrine
Dirigé mon poignard. Mais quoi?
Nul ne resterait donc pour attendrir Phistoire
Sur tant de justes massacrés;
Pour consoler leurs fils, leurs veuves, leur mémoire;
Pour que des brigands abhorrés
Frémissent aux portraits noirs de leur ressemblance;
Pour descendre jusqu’aux enfers
Chercher le triple fouet, le fouet de la vengeance,
Déjà levé sur ces pervers;
Pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice!
Allons, étouffe tes clameurs;
Souffre, ô cœur gros de haine, affamé de justice.
Toi, Vertu, pleure si je meurs.