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St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.

Nicolas Boileau-Despréaux 1636–†1711

169. Épître à M. Racine

QUE tu sais bien, Racine, à l’aide d’un acteur,

Émouvoir, étonner, ravir un spectateur!

Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,

N’a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,

Que, dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé,

En a fait sous son nom verser la Champmelé.

Ne crois pas toutefois, par tes savans ouvrages,

Entraînant tous les cœurs, gagner tous les suffrages.

Sitôt que d’Apollon un génie inspiré

Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré,

En cent lieux contre lui les cabales s’amassent;

Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent;

Et son trop de lumière, importunant les yeux,

De ses propres amis lui fait des envieux.

La mort seule, ici bas, en terminant sa vie,

Peut calmer sur son nom l’injustice et l’envie;

Faire au poids du bon sens peser tous ses écrits,

Et donner à ses vers leur légitime prix.

Avant qu’un peu de terre, obtenu par prière,

Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière,

Mille de ses beaux traits, aujourd’hui si vantés,

Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.

L’ignorance et l’erreur à ses naissantes pièces

En habits de marquis, en robes de comtesses,

Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,

Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau

Le commandeur voulait la scène plus exacte;

Le vicomte indigné sortait au second acte;

L’un, défenseur zélé des bigots mis en jeu,

Pour prix de ces bons mots le condamnait au feu;

L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,

Voulait venger la cour immolée au parterre.

Mais, sitôt que d’un trait de ses fatales mains

La Parque l’eut rayé du nombre des humains,

On reconnut le prix de sa muse éclipssée.

L’aimable Comédie, avec lui terrassée.

En vain d’un coup si rude espéra revenir,

Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.

Tel fut chez nous le sort du théâtre comique.

Toi donc, qui t’élevant sur la scène tragique,

Suis les pas de Sophocle, et, seul de tant d’esprits,

De Corneille vieilli sais consoler Paris:

Cesse de t’étonner si l’envie animée,

Attachant à ton nom sa rouille envenimée,

La calomnie en main, quelquefois te poursuit.

En cela, comme en tout, le ciel qui nous conduit,

Racine, fait briller sa profonde sagesse.

Le mérite en repos s’endort dans la paresse;

Mais par les envieux un génie excité

Au comble de son art est mille fois monté

Plus on veut l’affaiblir, plus il croît et s’élance.

Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance;

Et peut-être ta plume aux censeurs de Pyrrhus

Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus.

Moi-même, dont la gloire ici moins répandue

Des pâles envieux ne blesse point la vue,

Mais qu’une humeur trop libre, un esprit peu soumis,

De bonne heure a pourvu d’utiles ennemis,

Je dois plus à leur haine, il faut que je l’avoue,

Qu’au faible et vain talent dont la France me loue.

Leur venin, qui sur moi brûle de s’épancher,

Tous les jours en marchant m’empêche de broncher.

Je songe, à chaque trait que ma plume hasarde,

Que d’un œil dangereux leur troupe me regarde.

Je sais sur leurs avis corriger mes erreurs,

Et je mets à profit leurs malignes fureurs.

Sitôt que sur un vice ils pensent me confondre,

C’est en me guérissant que je sais leur répondre;

Et plus en criminel ils pensent m’ériger,

Plus, croissant en vertu, je songe à me venger.

Imite mon exemple; et lorsqu’une cabale,

Un flot de vains auteurs follement te ravale,

Profite de leur haine et de leur mauvais sens,

Ris du bruit passager de leurs cris impuissans.

Que peut contre tes vers une ignorance vaine?

Le Parnasse français, ennobli par ta veine,

Contre tous ces complots saura se maintenir,

Et soulever pour toi l’équitable avenir.

Et qui, voyant un jour la douleur vertueuse

De Phèdre malgré soi perfide, incestueuse,

D’un si noble travail justement étonné,

Ne bénira d’abord le siècle fortuné,

Qui, rendu plus fameux par tes illustres veilles,

Vit naître sous ta main ces pompeuses merveilles?

Cependant laisse ici gronder quelques censeurs

Qu’aigrissent de tes vers les charmantes douceurs.

Et qu’importe à nos vers que Perrin les admire;

Que l’auteur de Jonas s’empresse pour les lire;

Qu’ils charment de Senlis le poète idiot,

Ou le sec traducteur du français d’Amyot:

Pourvu qu’avec éclat leurs rimes débitées

Soient du peuple, des grands, des provinces goûtées;

Pourvu qu’ils puissent plaire au plus puissant des rois;

Qu’à Chantilly Condé les souffre quelquefois;

Qu’Enghien en soit touché; que Colbert et Vivonne,

Que La Rochefoucauld, Marsillac et Pomponne,

Et mille autres qu’ici je ne puis faire entrer

A leurs traits délicats se laissent pénétrer?

Et plût au ciel encor, pour couronner l’ouvrage,

Que Montausier voulût leur donner son suffrage!

C’est à de tels lecteurs que j’offre mes écrits.

Mais pour un tas grossier de frivoles esprits,

Admirateurs zélés de toute œuvre insipide,

Que, non loin de la place où Brioché préside,

Sans chercher dans les vers ni cadence ni son,

Il s’en aille admirer le savoir de Pradon!