St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.
Charles-Marie-René Leconte de Lisle 18181894
291. Les Hurleurs
La ville s’endormait au pied des monts brumeux;
Sur de grands rocs lavés d’un nuage écumeux
La mer sombre en grondant versait ses hautes lames.
Nul astre ne luisait dans l’immensité nue;
Seule, la lune pâle, en écartant la nue,
Comme une morne lampe oscillait tristement.
Débris d’un globe mort au hasard dispersé,
Elle laissait tomber de son orbe glacé
Un reflet sépulcral sur l’océan polaire.
L’Afrique, s’abritant d’ombre épaisse et de brume,
Affamait ses lions dans le sable qui fume,
Et couchait près des lacs ses troupeaux d’éléphants.
Parmi les ossements de bœufs et de chevaux,
De maigres chiens, épars, allongeant leurs museaux,
Se lamentaient, poussant des hurlements lugubres.
L’œil dilaté, tremblant sur leurs pattes fébriles,
Accroupis çà et là, tous hurlaient, immobiles,
Et d’un frisson rapide agités par instants.
De longs poils qui laissaient les vertèbres saillir;
Et quand les flots par bonds les venaient assaillir,
Leurs dents blanches claquaient sous leurs rouges babines.
Quelle angoisse inconnue, au bord des noires ondes,
Faisait pleurer une âme en vos formes immondes?
Pourquoi gémissiez-vous, spectres épouvantés?
Après tant de soleils qui ne reviendront plus,
J’entends toujours, au fond de mon passé confus,
Le cri désespéré de vos douleurs sauvages.