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St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.

Alfred de Musset 1810–†1857

271. A la Malibran

Stances

I

SANS doute il est trop tard pour parler encor d’elle;

Depuis qu’elle n’est plus quinze jours sont passeés,

Et dans ce pays-ci quinze jours, je le sais,

Font d’une mort récente une vieille nouvelle.

De quelque nom d’ailleurs que le regret s’appelle,

L’homme, par tout pays, en a bien vite assez.

II

Ô Maria-Félicia! le peintre et le poète

Laissent, en expirant, d’immortels héritiers;

Jamais l’affreuse nuit ne les prend tout entiers.

A défaut d’action, leur grande âme inquiéte

De la mort et du temps entreprend la conquête

Et, frappés dans la lutte, ils tombent en guerriers.

III

Celui-là sur l’airain a gravé sa pensée;

Dans un rythme doré l’autre l;a cadencée;

Du moment qu’on l’écoute, on lui devient ami.

Sur sa toile, en mourant, Raphaël l’a laissée;

Et, pour que le néant ne touche point à lui,

C’est assez d’un enfant sur sa mère endormi.

IV

Comme dans une lampe une flamme fidèle,

Au fond du Parthénon le marbre inhabité

Garde de Phidias la mémoire éternelle,

Et la jeune Vénus, fille de Praxitèle,

Sourit encor, debout dans sa divinité,

Aux siècles impuissants qu’a vaincus sa beauté.

V

Recevant d’âge en âge une nouvelle vie,

Ainsi s’en vont à Dieu les gloires d’autrefois;

Ainsi le vaste écho de la voix du génie

Devient du genre humain l’universelle voix…

Et de toi, morte heir, de toi, pauvre Marie,

Au fond d’une chapelle il nous reste une croix

VI

Une croix! et l’oubli, la nuit et le silence

Écoutez! c’est le vent, c’est l’Océan immense;

C’est un pêcheur qui chante au bord du grand chemin.

Et de tant de beauté, de gloire et d’espérance,

De tant d’accords si doux d’un instrument divin,

Pas un faible soupir, pas un écho lointain!

VII

Une croix! et ton nom écrit sur une pierre,

Non pas même le tien, mais celui d’un époux.

Voilà ce qu’après toi tu laisses sur la terre;

Et ceux qui t’iront voir à ta maison dernière,

N’y trouvant pas ce nom qui fut aimé de nous,

Ne sauront pour prier où poser les genoux.

VIII

O Ninette! où sont-ils, belle muse adoré

Ces accents pleins d’amour, de charme et de terreur,

Qui voltigeaient le soir sur ta lèvre inspirée,

Comme un parfum léger sur l’aubépine en fleur?

Où vibre maintenant cette voix éplorée,

Cette harpe vivante attachée à ton cœur?

IX

N’était-ce pas hier, fille joyeuse et folle,

Que ta verve railleuse animait Corilla,

Et que tu nous lançais avec la Rosina

La roulade amoureuse et l’œillade espagnole?

Ces pleurs sur tes bras nus, quand tu chantais le Saule,

N’était-ce pas hier, pâle Desdemona?

X

N’était-ce pas hier qu’à la fleur de ton âge

Tu traversais l’Europe, une lyre à la main;

Dans la mer, en riant, te jetant à la nage,

Chantant la tarentelle au ciel napolitain,

Cœur d’ange et de lion, libre oiseau de passage,

Espiégle enfant ce soir, sainte artiste demain?

XI

N’était-ce pas hier qu’enivrée et bénie,

Tu traînais à ton char un peuple transporté,

Et que Londre et Madrid, la France et l’Italie,

Apportaient à tes pieds cet or tant convoité,

Cet or deux fois sacré qui payait ton génie,

Et qu’à tes pieds souvent laissa ta charité?

XII

Qu’as-tu fait pour mourir, ô noble créature,

Belle image de Dieu, qui donnais en chemin

Au riche un peu de joie, au malheureux du pain;

Ah! qui donc frappe ainsi dans la mère nature,

Et quel faucheur aveugle, affamé de pâture,

Sur les meilleurs de nous ose porter la main?

XIII

Ne suffit-il donc pas à l’ange des ténèbres

Qu’à peine de ce temps il nous reste un grand nom?

Que Géricault, Cuvier, Schiller, Gœthe et Byron

Soient endormis d’hier sous les dalles funèbres,

Et que nous ayons vu tant d’autres morts célèbres

Dans l’abîme entr’ouvert suivre Napoléon?

XIV

Nous faut-il perdre encor nos têtes les plus chéres,

Et venir en pleurant leur fermer les paupières,

Dès qu’un rayon d’espoir a brillé dans leurs yeux?

Le ciel de ses élus devient-il envieux?

Ou faut-il croire, hélas! ce que disaient nos pères,

Que lorsqu’on meurt si jeune on est aimé des dieux?

XV

Ah! combien, depuis peu, sont partis pleins de vie,

Sous les cyprés anciens que de saules nouveaux!

La cendre de Robert à peine refroidie,

Bellini tombe et meurt!—Une lente agonie

Traîne Carrel sanglant à l’éternel repos.

Le seuil de notre siècle est pavé de tombeaux.

XVI

Que nous restera-t-il, si l’ombre insatiable,

Dès que nous bâtissons, vient tout ensevelir?

Nous qui sentons déjà le sol si variable,

Et, sur tant de débris, marchons vers l’avenir,

Si le vent, sous nos pas, balaye ainsi le sable,

De quel deuil le Seigneur veut-il donc nous vêtir?

XVII

Hélas! Marietta, tu nous restais encore.

Lorsque, sur le sillon, l’oiseau chante à l’aurore,

Le laboureur s’arrête, et, le front en sueur,

Aspire dans l’air pur un souffle de bonheur.

Ainsi nous consolait ta voix fraîche et sonore,

Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur.

XVIII

Ce qu’il nous faut pleurer sur ta tombe hâtive,

Ce n’est pas l’art divin, ni ses savants secrets:

Quelque autre étudiera cet art que tu créais;

C’est ton âme, Ninette, et ta grandeur naïve,

C’est cette voix du cœur qui seule au cœur arrive,

Que nul autre, après toi, ne nous rendra jamais.

XIX

Ah! tu vivrais encor sans cette âme indomptable.

Ce fut là ton seul mal, et le secret fardeau

Sous lequel ton beau corps plia comme un roseau.

Il en soutint longtemps la lutte inexorable.

C’est le Dieu tout-puissant, c’est la Muse implacable

Qui dans ses bras en feu t’a portée au tombeau.

XX

Que ne l’étouffais-tu, cette flamme brûlante

Que ton sein palpitant ne pouvait contenir?

Tu vivrais, tu verrais te suivre et t’applaudir

De ce public blasé la foule indifférente,

Qui prodigue aujourd’hui sa faveur inconstante

A des gens dont pas un, certes, n’en doit mourir.

XXI

Connaissais-tu si peu l’ingratitude humaine?

Quel rêve as-tu donc fait de te tuer pour eux!

Quelques bouquets de fleurs te rendaient-ils si vaine,

Pour venir nous verser de vrais pleurs sur la scène,

Lorsque tant d’histrions et d’artistes fameux,

Couronnés mille fois, n’en ont pas dans les yeux?

XXII

Que ne détournais-tu la tête pour sourire,

Comme on en use ici quand on feint d’être ému?

Hélas! on t’aimait tant, qu’on n’en aurait rien vu.

Quand tu chantais le Saule, au lieu de ce délire,

Que ne t’occupais-tu de bien porter ta lyra?

La Pasta fait ainsi: que ne l’imitais-tu?

XXIII

Ne savais-tu donc pas, comédienne imprudente,

Que ces cris insensés qui te sortaient du cœur

De ta joue amaigrie augmentaient la pâleur?

Ne savais-tu donc pas que, sur ta tempe ardente,

Ta main de jour en jour se posait plus tremblante,

Et que c’est tenter Dieu que d’aimer la douleur?

XXIV

Ne sentais-tu donc pas que ta belle jeunesse

De tes yeux fatigués s’écoulait en ruisseaux

Et de ton noble cœur s’exhalait en sanglots?

Quand de ceux qui t’aimaient tu voyais la tristesse,

Ne sentais-tu donc pas qu’une fatale ivresse

Berçait ta vie errante à ses derniers rameaux?

XXV

Oui, oui, tu le savais, qu’au sortir du théâtre,

Un soir dans ton linceul il faudrait te coucher.

Lorsqu’on te rapportait plus froide que l’albâtre,

Lorsque le médecin, de ta veine bleuâtre,

Regardait goutte à goutte un sang noir s’épancher,

Tu savais quelle main venait de te toucher.

XXVI

Oui, oui, tu le savais, et que, dans cette vie,

Rien n’est bon que d’aimer, n’est vrai que de souffrir.

Chaque soir dans tes chants tu te sentais pâlir.

Tu connaissais le monde, et la foule, et l’envie,

Et, dans ce corps brisé concentrant ton génie,

Tu regardais aussi la Malibran mourir.

XXVII

Meurs donc! ta mort est douce et ta tâche est remplie.

Ce que l’homme ici-bas appelle le génie,

C’est le besoin d’aimer; hors de là tout est vain.

Et, puisque tôt ou tard l’amour humain s’oublie,

Il est d’une grande âme et d’un heureux destin

D’expirer comme toi pour un amour divin!