St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.
Alfred de Vigny 17971863
232. La Maison du Berger
Se traîne et se débat comme un aigle blessé,
Portant comme le mien, sur son aile asservie,
Tout un monde fatal, écrasant et glacé;
S’il ne bat qu’en saignant par sa plaie immortelle,
S’il ne voit plus l’amour, son étoile fidèle,
Éclairer pour lui seul l’horizon effacé;
Lasse de son boulet et de son pain amer,
Sur sa galère en deuil laisse tomber la rame,
Penche sa tête pâle et pleure sur la mer,
Et, cherchant dans les flots une route inconnue,
Y voit, en frissonnant, sur son épaule nue,
La lettre sociale écrite avec le fer;
S’indigne des regards, timide et palpitant;
S’il cherche à sa beauté de profondes retraites
Pour la mieux dérober au profane insultant;
Si ta lère se sèche au poison des mensonges,
Si ton beau front rougit de passer dans les songes
D’un impur inconnu qui te voit et t’entend,
Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin;
Du haut de nos pensers vois les cités serviles
Comme les rocs fatals de l’esclavage humain.
Les grands bois et les champs sont de vastes asiles,
Libres comme la mer autour des sombres îles.
Marche à travers les champs une fleur à la main.
L’herbe élève à tes pieds son nuage des soirs,
Et le soupir d’adieu du soleil à la terre
Balance les beaux lis comme des encensoirs.
La forêt a voilé ses colonnes profondes,
La montagne se cache, et sur les pâles ondes
Le saule a suspendu ses chastes reposoirs.
Sur l’herbe d’émeraude et sur l’or du gazon,
Sous les timides joncs de la source isolée
Et sous le bois rêveur qui tremble à l’horizon,
Se balance en fuyant dans les grappes sauvages,
Jette son manteau gris sur le bord des rivages,
Et des fleur de la nuit entr’ouvre la prison.
Où les pas du chasseur ont peine à se plonger,
Qui plus haut que nos fronts lève sa tête altière,
Et garde dans la nuit le pâtre et l’étranger.
Viens y cacher l’amour et ta divine faute;
Si l’herbe est agitée ou n’est pas assez haute,
J’y roulerai pour toi la Maison du Berger.
Son toit n’est pas plus haut que ton front et tes yeux;
La couleur du corail et celle de tes joues
Teignent le char nocturne et ses muets essieux.
Le seuil est parfumé, l’alcôve est large et sombre,
Et, là, parmi les fleurs, nous trouverons dans l’ombre,
Pour nos cheveux unis, un lit silencieux.
Ceux où l’astre amoureux dévore et resplendit,
Ceux où le pôle obscur sous sa glace est maudit.
Nous suivrons du hasard la course vagabonde.
Que m’importe le jour? que m’importe le monde?
Je dirai qu’ils sont beaux quand tes yeux l’auront dit.
Sais-tu quel est ici ton but et ton devoir?
Sais-tu que, pour punir l’homme, sa créature,
D’avoir porté la main sur l’arbre du savoir,
Dieu permit qu’avant tout, de l’amour de soi-même,
En tout temps, à tout âge, il fît son bien suprême,
Tourmenté de s’aimer, tourmenté de se voir?
Compagne délicate! Éva! sais-tu pourquoi?
C’est pour qu’il se regarde au miroir d’une autre âme,
Qu’il entende ce chant qui ne vient que de toi:
—L’enthousiasme pur dans une voix suave.
C’est afin que tu sois son juge et son esclave
Et règnes sur vie en vivant sous sa loi.
Tes yeux sont si puissants, ton aspect est si fort,
Que les rois d’Orient ont dit dans leurs cantiques
Ton regard redoutable à l’égal de la mort;
Chacun cherche à fléchir tes jugements rapides…
—Mais ton cœur, qui dément tes formes intrépides,
Cède sans coup férir aux rudesses du sort.
Mais ne saurait marcher sans guide et sans appui.
Son œil se ferme au jour dès que le jour a lui;
Parfois, sur les hauts lieux d’un seul élan posée,
Troublée au bruit des vents, ta mobile pensée
Ne peut seule y veiller sans crainte et sans ennui.
Ton cœur vibre et résonne au cri de l’opprimé,
Comme dans une église aux austères silences
L’orgue entend un soupir et soupire alarmé.
Tes paroles de feu meuvent les multitudes,
Tes pleurs lavent l’injure et les ingratitudes,
Tu pousses par le bras l’homme… Il se lève armé.
Que l’humanité triste exhale sourdement.
Quand le cœur est gonflé d’indignations saintes,
L’air des cités l’étouffe à chaque battement.
Mais de loin les soupirs de tourmentes civiles,
S’unissant au-dessus du charbon noir des villes,
Ne forment qu’un grand mot qu’on entend clairement.
Qui t’entoure d’azur, t’éclaire et te défend;
La montagne est ton temple et le bois sa coupole;
L’oiseau n’est sur la fleur balancé par le vent,
Et la fleur ne parfume et l’oiseau ne soupire,
Que pour mieux enchanter l’air que ton sein respire;
La terre est le tapis de tes beaux pieds d’enfant.
Je les contemplerai dans ton regard rêveur
Qui partout répandra ses flammes colorées,
Son repos gracieux, sa magique saveur:
Ne me laisse jamais seul avec la Nature;
Car je la connais trop pour n’en pas avoir peur.
Que ne peut remuer le pied de ses acteurs;
Mes marches d’émeraude et mes parvis d’albâtre,
Mes colonnes de marbre ont les dieux pour sculpteurs.
Je n’entends ni vos cris ni vos soupirs; à peine
Je sens passer sur moi la comédie humaine
Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs.
A côté des fourmis les populations;
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
J’ignore en les portant les noms des nations.
On me dit une mère et je suis une tombe.
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
Mon printemps ne sent pas vos adorations.
J’abandonnais au vent mes cheveux tout entiers:
Je suivais dans les cieux ma route accoutumée,
Sur l’axe harmonieux des divins balanciers;
Après vous, traversant l’espace où tout s’élance,
J’irai seule et sereine, en un chaste silence
Je fendrai l’air du front et de mes seins altiers.’
Et dans mon cœur alors je la hais, et je vois
Notre sang dans son onde et nos morts sous son herbe
Nourrissant de leurs sucs la racine des bois.
Et je dis à mes yeux qui lui trouvaient des charmes:
‘Ailleurs tous vos regards, ailleurs toutes vos larmes,
Aimez ce que jamais on ne verra deux fois.’
Ange doux et plaintif qui parle en soupirant?
Qui naîtra comme toi portant une caresse
Dans chaque éclair tombé de ton regard mourant,
Dans les balancements de ta tête penchée,
Dans ta taille dolente et mollement couchée,
Et dans ton pur sourire amoureux et souffrant?
Sur nos pieds, sur nos fronts, puisque c’est votre loi;
Vivez, et dédaignez, si vous êtes déesse,
L’homme, humble passager, qui dut vous être un roi;
Plus que tout votre règne et que ses splendeurs vaines,
J’aime la majesté des souffrances humaines;
Vous ne recevrez pas un cri d’amour de moi.
Rêver sur mon épaule, en y posant ton front?
Viens du paisible seuil de la maison roulante
Voir ceux qui sont passés et ceux qui passeront.
Tous les tableaux humains qu’un Esprit pur m’apporte
S’animeront pour toi quand devant notre porte
Les grands pays muets longuement s’étendront.
Sur cette terre ingrate où les morts ont passé
Nous nous parlerons d’eux à l’heure où tout est sombre,
Où tu te plais à suivre un chemin effacé,
A rêver, appuyée aux branches incertaines,
Pleurant, comme Diane au bord de ses fontaines,
Ton amour taciturne et toujours menacé.