St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.
Honorat de Racan 15891670
136. Stances
T
La course de nos jours est plus qu’à demi faite;
L’âge insensiblement nous conduit à la mort:
Nous avons assez vu sur la mer de ce monde
Errer au gré des flots notre nef vagabonde;
II est temps de jouir des délices du port.
Quand on bâtit sur elle, on bâtit sur le sable;
Plus on est élevé, plus on court de dangers;
Les grands pins sont en butte aux coups de la tempête,
Et la rage des vents brise plutôt le faîte
Des maisons de nos rois que les toits des bergers.
Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire,
Dont l’inutile soin traverse nos plaisirs;
Et qui, loin retiré de la foule importune,
Vivant dans sa maison, content de sa fortune,
A, selon son pouvoir, mesuré ses désirs!
Il ne s’informe point de ce qu’on délibère
Dans ces graves conseils d’affaires accablés;
Il voit sans intérêt la mer grosse d’orages,
Et n’observe des vents les sinistres présages,
Que pour le soin qu’il a du salut de ses blés.
Son fertile domaine est son petit empire,
Sa cabane est son Louvre et son Fontainebleau;
Ses champs et ses jardins sont autant de provinces,
Et sans porter envie à la pompe des princes
Se contente chez lui de les voir en tableau.
La javelle à plein poing tomber sous sa faucille,
Le vendangeur ployer sous le faix des paniers;
Et semble qu’à l’envi les fertiles montagnes,
Les humides vallons, et les grasses campagnes
S’efforcent à remplir sa cave et ses greniers.
Dans ces vieilles forêts du peuple reculées,
Et qui même du jour ignorent le flambeau;
Aucune fois des chiens il suit les voix confuses,
Et voit enfin le lièvre, après toutes ses ruses,
Du lieu de sa naissance en faire son tombeau.
De qui les petits flots font luire dans les plaines
L’argent de leurs ruisseaux parmi l’or des moissons;
Tantôt il se repose, avecque les bergères,
Sur des lits naturels de mousse et de fougères,
Qui n’ont d’autres rideaux que l’ombre des buissons.
Dans ce même foyer où sa tendre jeunesse
A vu dans le berceau ses bras emmaillotés;
Il tient par les moissons registre des années,
Et voit de temps en temps leurs courses enchaînées
Vieillir avecque lui les bois qu’il a plantés.
A la merci des vents et des ondes chenues,
Ce que nature avare a caché de trésors;
Et ne recherche point, pour honorer sa vie
De plus illustre mort, ni plus digne d’envie,
Que de mourir au lit où ses pères sont morts.
Des vents de la faveur, auteurs de nos orages,
Allumer des mutins les desseins factieux;
Et voit en un clin d’œil, par un contraire échange,
L’un déchiré du peuple au milieu de la fange
Et l’autre à même temps élevé dans les cieux.
Ces tours, ces chapiteaux, ces superbes portiques
Où la magnificence étale ses attraits,
Il jouit des beautés qu’ont les saisons nouvelles;
Il voit de la verdure et des fleurs naturelles,
Qu’en ces riches lambris l’on ne voit qu’en portraits.
Et vivons désormais loin de la servitude
De ces palais dorés où tout le monde accourt:
Sous un chêne élevé les arbrisseaux s’ennuient,
Et devant le soleil tous les astres s’enfuient,
De peur d’être obligés de lui faire la cour.
Cette vaine faveur qui nous paît d’espérance,
L’envie en un moment tous nos desseins détruit;
Ce n’est qu’une fumée; il n’est rien de si frêle;
Sa plus belle moisson est sujette à la grêle,
Et souvent elle n’a que des fleurs pour du fruit.
Où loin des vanités, de la magnificence,
Commence mon repos et finit mon tourment,
Vallons, fleuves, rochers, plaisante solitude,
Si vous fûtes témoins de mon inquiétude,
Soyez-le désormais de mon contentement!